1. L’achat des ASBL, où en est-on?
Si les recherches sont nombreuses en ce qui concerne le fonctionnement général et la gestion des ASBL, ainsi que leurs financements, les dépenses de celles-ci et plus particulièrement les achats - entendez par là dépenses intermédiaires de biens et de services nécessaires à l’accomplissement du but de ces associations - sont bien moins souvent détaillées. N’est-ce pas un enjeu de taille pour les ASBL aujourd’hui?
Dans le baromètre des associations 2022, réalisé à l’initiative de la Fondation Roi Baudouin par Ipsos et regroupant les réponses de plus de 700 associations, on en apprend peu - ou quasi dire pas - sur les dépenses des ASBL. Pourtant, dans ce même baromètre, 40% des associations déclarent avoir vu leur situation financière se dégrader, et 48% d’entre elles estiment que celle-ci va encore se dégrader.
Si l’on regarde nos voisins français, au travers du prisme de l’étude sur les difficultés des associations publiée par Deloitte en 2018, les 3.409 associations interrogées placent la trésorerie dans le top 3 des défis les plus fréquemment rencontrés. Et cependant à nouveau, le mot "dépenses" n’est mentionné qu’une seule fois dans cette étude d’une vingtaine de pages, et "achat" n’y figure tout simplement pas.
Comment dès lors appréhender concrètement ces aspects cruciaux du fonctionnement des ASBL? Du côté anglo-saxon, on trouve de nombreuses ressources ainsi que des formations gratuites proposées par des entreprises dédiées telles que la société américaine Jitasa Group. D’études, peu de traces.
Pour lever le voile sur ces pratiques en Belgique, c’est vers le terrain qu’il faut se tourner.
Pourquoi et pour quoi?
Les achats et les dépenses des ASBL, un tabou? "Cela ne m’étonne pas", réagit Marc Thoulen, expert en gestion d’ASBL et consultant pour le secteur, "alors que dans le privé, c’est une fonction très commune, le métier 'd’acheteur' n’existe pas vraiment au sein du secteur associatif."
Et ce, malgré l’importance cruciale au sein d’associations aux budgets souvent très réduits, mais aux besoins nombreux et variés. Des besoins qui vont de services (informatique, transport, …) aux biens (matériel de bureau, matériel de production, mobilier, …) selon la nature de l’activité de chaque association.
Quelles proportions ?
Si l’on en croit cette autre étude de la fondation Roi Baudouin publiée en 2020, ces dépenses représentaient tout de même 46,4% des coûts des ISBL interrogées, juste derrière les rémunérations des salarié·es (57,6%). En sachant que dans le cas de nombreuses associations, le nombre de salariés est restreint - voire inexistant, on imagine aisément le poids que peut représenter cette ligne dans le budget annuel.
Quels défis ?
Des dépenses et des achats nécessaires, mais comment? Car les procédures d’achats sont nombreuses, sans compter la nécessité pour bon nombre d'associations d’avoir recours à une procédure de marchés publics, dossier qui mériterait sa propre enquête en soi.
Pour Olivier Parion, responsable logistique pour Caritas International, "analyser toutes les données liées aux dépenses et achats de l’association est essentiel, et cela ne peut être réalisé par les équipes de terrain." C’est pourquoi l’ASBL a engagé sa propre responsable achats, Anne Vandevoir, elle-même issue du secteur privé.
"Notre défi, c’est de trouver l’équilibre entre l’individualité des besoins, et la globalisation des achats, qui est le premier levier de diminution des coûts."
Comment s’en sortir face à ces défis ? Pour Philippe Meyrant, membre de l’Organe d’Administration de la boulangerie ETA Grains de vie, "l’essentiel, au-delà de l’optimisation des process et de la maîtrise des investissements, c’est de bien acheter."
2. Bien acheter
Comment "bien" acheter ? Comment diminuer les coûts tout en faisant face à un - parfois cruel - manque de temps et de compétences ? Quand le secteur associatif se frotte aux achats, les erreurs sont faciles et les mauvaises pratiques récurrentes. Il est dès lors, selon les spécialistes, essentiel de se poser les bonnes questions.
Pour Benoît Ceysens, ex-directeur et fondateur de la Ferme Nos Pilifs, "l'objectif est - comme dans le privé - de trouver le meilleur rapport qualité-prix, et de faire jouer les comparaisons. Néanmoins, le côté qualitatif et éthique des nos partenaires et de nos fournisseurs est un point clé de nos choix. Grâce à la notoriété de la ferme, nous avons pu tisser des liens et chaque acheteur au sein de son département a son réseau, ses contacts, cela participe aussi à la vie de l’association. Le défi reste les frais généraux, mutualiser ceux-ci tout en gardant de bons services pour des prix corrects."
Les erreurs fréquentes à éviter
Car quelle que soit la taille des associations, avoir une vision globale reste souvent un défi. Surtout lorsque les structures et les implantations sont multiples, comme c’est le cas de Caritas par exemple. "Lors de mon arrivée, les achats de bureau n’étaient pas encore mutualisés, chacun commandait dans son coin en fonction de ses nécessités, ou transférait ses demandes à la personne responsable de la commande sans outil distinct, et sans uniformisation. Un chiffre me reste en tête : à cette époque, Caritas achetait - au travers de ses employés - 35 sortes différentes de post-it!".
Autre paramètre à prendre en compte, selon Philippe Meyrant, c’est le total cost of ownership ou coût total de possession. Car au-delà de l’investissement, dans un nouveau réfrigérateur industriel par exemple, se cache aussi les coûts de maintenance, de réparation, et le coût énergétique. Et souvent, l’achat le moins cher ne signifie pas la meilleure rentabilité à long terme.
"Du côté des coûts variables, il faut éviter les surstocks, ou les mauvais stocks", précise Marc Thoulen. "On ne se pose pas toujours les bonnes questions, et parfois trop de prudence amène à l’imprudence. Sans compter le fait que les personnes qui s’impliquent dans les associations ne le font pas pour se dédier à des tâches de gestion. Ce n’est pas pour vous replonger dans de l’administratif ou de la logistique que vous vous lancez dans une ASBL, surtout si vous le faites le soir après une journée de travail. Mais de là découle malheureusement des erreurs de gestion, des surinvestissements, qui posent ensuite des problèmes de liquidités. Selon moi, la meilleure qualité d’un gestionnaire d’ASBL et le meilleur moyen d’éviter les erreurs en matière de dépenses, c’est d’anticiper et de planifier."
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Car avec la planification vient également la réduction des coûts cachés, et de meilleures possibilités d’atteindre l’équilibre budgétaire. Selon une étude de 2021 publiée dans le magazine anglo-saxon Pacific Accounting Review, cette possibilité d’atteindre l’équilibre budgétaire - ou de s’en rapprocher - est l'une des motivations principales à réduire les dépenses pour les responsables financiers d’ASBL. Car le caractère "atteignable" de l’objectif incite à la réduction des coûts, là où des seuils de déficit beaucoup plus élevés - résultant parfois, selon les retours récoltés, d’un manque de planification - entraînent une plus faible implication.
Planifier c’est prévenir
Planifier, c’est aussi pouvoir réagir aux imprévus, aux réductions de subsides, et aux aléas qui sont le quotidien des ASBL. "Souvent", confie Benoît Ceysens, "on a tendance à planifier selon les projets. Cela passe par une étude de marché, mais aussi par une remise en question de nos fournisseurs de manière régulière. Il faut toujours être un nouveau client quelque part, dit l’adage, ne jamais ‘s’endormir’, et cela nous force à nous organiser en conséquence."
Chez Caritas, cette planification a été conduite par Olivier Parion et Anne Vandevoir à la suite d’une longue phase d’analyse, toujours en cours d’ailleurs sur certains aspects des dépenses de l’ASBL. "Aujourd’hui, nos axes de travail sont : la globalisation des achats et des donations au travers une connaissance et une gestion affinée de notre stock ; la diminution des prix, même sur les petits volumes ; la rationalisation des dépenses et l’imputation des coûts pour réduire les coûts cachés. Au travers de ces différents volets, nous tentons d’avoir une vue d’ensemble, essentielle pour pouvoir élaborer une stratégie à moyen et long terme dans la gestion de nos dépenses."
Avec, à la clé, toute une série de mesures qui peuvent être appliquées au fonctionnement de l’association et transmises aux collaborateur·ices, sans impacter leur quotidien.
Bonnes pratiques et conseils
En échangeant avec les différentes associations, il est évident que malgré les défis, chacune a développé ses propres astuces pour faire face à ses propres difficultés. Chez Caritas, c’est par l’engagement d’une salariée à temps partiel que les achats sont désormais mieux gérés. Pour Nos Pilifs, c’est la mutualisation qui fait partie des réflexions, cette fois en termes d’énergie.
"L’essentiel", selon Marc Thoulen, "c’est de rester agile comptablement parlant. Cela veut dire limiter un maximum les coûts fixes, et privilégier l’efficacité. 'Capitalisme' ne doit pas être un vilain mot ! Il est normal que le triptyque activités directes, indirectes et de support soient soutenus par une activité économique, même sans but lucratif. Et aujourd’hui, notamment avec la réforme du code des sociétés et des associations, le champ des possibles a été largement ouvert pour les associations. Avec tous les outils et les opportunités que cela représente."
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3. Les outils d’aujourd’hui et de demain
Quels sont-ils, ces outils ou ces opportunités soi-disant à portée de main?
D’après notre étude, ils sont aussi nombreux que variés. Mais ceux-ci peuvent néanmoins se regrouper en quelques grandes catégories.
La mutualisation
On l’a dit, il existe plus de 140.000 associations en Belgique. Dès lors, certains coûts peuvent-ils être mutualisés, afin de réaliser des économies ?
C’est ce que relève une récente étude du Crébis en région bruxelloise. Parmi les pistes évoquées : la mutualisation des locaux (à l’aide de structures comme la Smart par exemple, qui propose aux ASBL des locaux partagés à bas prix), la mutualisation des employé·es au travers de contrats à temps partiel, mais aussi la mutualisation des coûts d’énergie. Avec - bien sûr - certaines contraintes, dépendantes de chaque ASBL. Car si du côté de Nos Pilifs, la mutualisation énergétique a été possible, elle est plus complexe pour Caritas, dont les besoins évoluent fortement en fonction du nombre de compteurs ouverts, de leur localisation et de leur utilisation. "À l’heure actuelle", admet Anne Vandevoir, "nous tentons encore d’analyser - peut-être avec l’aide d’une société spécialisée - notre consommation réelle, pour faire jouer la concurrence entre les fournisseurs d’énergie. Mais la variabilité reste élevée. De notre côté, c’est plutôt via les centrales d’achat que nous avons rationalisé nos coûts."
Pour aller plus loin sur la mutualisation, nous vous recommandons cet article de MonASBL.be.
Centrales et groupements d’achat
Les centrales d’achat permettent aux associations de bénéficier de matériel, biens et services correspondant à leurs besoins et à des tarifs souvent défiant la concurrence, obtenus par le nombre et la quantité. Ces outils sont essentiels et très pratiques, surtout dans le cas de petites structures qui ne souhaitent pas se lancer elles-mêmes dans de vastes études de marché, pourtant nécessaires pour limiter les coûts.
"Chez Caritas", explique Anne Vandevoir, "nous avons ainsi pu acheter des centaines de lits, ou du mobilier, que nous réservons dans notre stock et qui est ensuite distribué selon les besoins de notre réseau. C’est idéal, car cela nous permet de rationaliser les budgets, tout en imputant ensuite nous-même les achats selon les projets et les lieux."
Solutions numériques
Là aussi, les opportunités sont nombreuses. Chez Caritas, c’est au travers du développement d’un outil numérique avec la marque Lyreco que l’équipe a pu optimiser les commandes de matériel de bureau. Désormais, chaque chef·fe de projet peut encoder lui-même ses commandes, et les recevoir directement au lieu indiqué, tout en bénéficiant de meilleurs tarifs. De la même manière, l’outil de gestion de stocks de l’association est pensé en numérique, afin de faciliter son utilisation par l’ensemble des départements.
Les outils informatiques peuvent aussi faire l’objet eux-mêmes d’une étude de marché, ou d’un achat groupé. Au travers de la plateforme SOCIALware, les associations peuvent obtenir des réductions sur de nombreux logiciels, permettant ainsi à moindre coût d’optimiser leur quotidien.
4. Conclusion(s)
Comment les ASBL achètent-elles? Au bout de cette enquête, il apparaît que la pluralité des techniques et des pratiques reflète la diversité des missions et des identités des associations belges. Néanmoins, il semble évident que les opportunités d’optimisation sont nombreuses, parfois méconnues, souvent sous-exploitées.
Est-ce "rentable" comptablement parlant d’avoir une personne dédiée à ce poste? "Pas forcément", concède Olivier Parion. "Cependant, la rentabilité est plutôt à mesurer humainement parlant, de par la facilitation et la tranquillité d’esprit que cette décharge peut offrir aux équipes de terrain." Et dans un secteur où la passion est souvent le moteur principal de l'engagement, cette sérénité est un gain considérable.
Kévin Giraud