Les ASBL font face au défi croissant d'intégrer et de faire collaborer efficacement des travailleurs et bénévoles issus de diverses tranches d'âge. Chaque génération apporte ses propres valeurs, expériences et attentes.
MonASBL.be se penche sur les stratégies de collaborations intergénérationnelles réussies, en s'appuyant sur l'expertise de Véronique Noiret, consultante en ressources humaines spécialisée dans la gestion des carrières et la collaboration entre les générations. Scientifique de formation, cette ancienne cadre de GSK met toute son énergie à décloisonner les silos au sein des organisations et à créer des liens entre les métiers et les générations. Avec une grande finesse, elle nous partage ses recommandations, enrichies de nombreux exemples concrets.
Quatre générations coexistent sur le marché du travail
MonASBL.be : Comment définiriez-vous les différentes générations présentes sur le marché du travail aujourd'hui ?
Véronique Noiret : Le marché du travail se distingue aujourd'hui par la coexistence de quatre générations principales : une diversité due en partie à l'allongement de la durée de vie professionnelle et à une meilleure santé générale.
Nous avons les baby-boomers, qui ont plus de 60 ans et tirent leur nom de l'augmentation significative des naissances après la Seconde Guerre mondiale, entre 1946 et 1965. La Génération X, âgée de 45 à 59 ans (1965 - 1979), s'inscrit entre les baby-boomers et les générations plus jeunes, sans avoir été marquée par un phénomène social particulier, d'où leur appellation en « X ». Vient ensuite la Génération Y ou Millenials, de 30 à 45 ans (1980 - 1994), définie par l'essor d'internet. La Génération Z, elle, regroupe les moins de 30 ans (1995 - 2011), suivie par la toute récente Génération Alpha pour ceux qui sont nés après 2011.
Ces distinctions ne sont pas anodines et soulèvent des défis spécifiques en matière de gestion des ressources humaines, notamment dans la manière d'intégrer et de collaborer avec les plus jeunes, qui ont des attentes et des modes de fonctionnement différents des générations précédentes. Au sein des associations, j’ai pu remarquer certaines spécificités qui leur sont propres.
MonASBL.be : Lesquelles ?
Véronique Noiret : Dans le contexte des ASBL, une des particularités que j’ai pu observer est la présence influente des fondateurs. Que ces derniers soient encore activement impliqués ou qu'ils aient récemment cédé leur place, ils ont imprégné une image très forte de la cause qu’ils défendaient. Ce respect pour les pionniers distingue nettement les associations du secteur des entreprises. Les fondateurs ont non seulement établi les bases solides de l'association mais ont également fédéré les forces vives autour d’une vision et de valeurs profondes qui continuent de guider les actions de l'organisation.
Ce respect pour les valeurs et les missions de l’association crée un cadre de travail unique. Cependant, l'arrivée de la génération Z, armée de nouvelles idées et d'une volonté de faire les choses autrement, peut parfois générer des frictions. Bien que les fondateurs tentent de s'adapter, une certaine réticence face au changement demeure, dans le but de préserver la raison d’être de l'association.
Un exemple frappant de cette divergence générationnelle réside dans l'approche du travail. Les membres plus anciens peuvent se consacrer entièrement à leur cause, n'hésitant pas à dédier d'innombrables heures à l'association. En contraste, les plus jeunes privilégient un équilibre vie professionnelle-vie privée plus marqué. Ils revendiquent leur droit à la déconnexion et à la séparation entre leur engagement associatif et leur vie personnelle.
"Oser la différence générationnelle au sein de l’association"
MonASBL.be : Face à la diversité générationnelle, quels sont les principaux défis pour les ASBL ?
Véronique Noiret : Les associations, tout comme les entreprises et les familles, doivent faire face à des défis liés aux stéréotypes et aux biais inconscients liés à l'âge.
La clé pour surmonter ces obstacles réside dans la mise en place d'une bonne communication. Il est important d’apprendre à se connaitre, d’apprendre à se comprendre sur les terminologies utilisées par chaque génération.
Interroger un jeune membre sur sa perception du « droit à la déconnexion » peut révéler des points de vue enrichissants. De même, discuter de la mission de l'association peut aider à clarifier les attentes et les engagements de chacun. Définir précisément les sujets à aborder et les cadres de discussion est essentiel.
Dans ma collaboration avec diverses associations, j'ai remarqué que certaines tendent à être dominées par une génération spécifique, ce qui peut mener à l'exclusion inconsciente des autres groupes d'âge. Ce phénomène, souvent dû au biais de similarité, pousse les individus à s'entourer de personnes qui leur ressemblent. Cela peut influencer les décisions de recrutement et limiter la diversité. Il faut pouvoir prendre conscience de ces biais et oser la différence générationnelle au sein de l’association pour tendre vers une ASBL plus inclusive.
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Une approche en trois parties pour améliorer la collaboration entre générations
MonASBL.be : Quelles stratégies recommandez-vous pour améliorer la collaboration entre les différentes générations au sein d'une ASBL ?
Véronique Noiret : Pour améliorer les synergies entre les générations au sein d’une ASBL, je recommande une approche en trois parties. Premièrement, il est crucial d'effectuer un diagnostic démographique détaillé de l'organisation. Cela inclut l'analyse de la répartition par âge, de l'ancienneté des membres, ainsi que l'examen des procédures RH et des opportunités de formation. Il est fréquent que les membres les plus expérimentés soient écartés des programmes de formation, sous l'hypothèse erronée qu'ils n'en ont plus besoin, ce qui relève du préjugé. Une évaluation qualitative, via des entretiens avec les travailleurs et les bénévoles, permettra de sonder leur perception de la collaboration intergénérationnelle au sein de l'entité.
La deuxième étape consiste à évaluer les pratiques actuelles pour distinguer les éléments bénéfiques de ceux requérant des améliorations. Cette réflexion critique est essentielle pour identifier les leviers d'action.
Enfin, la troisième phase est la conception et l'exécution d'un plan d'action ciblé. Ce plan devrait s'attacher à résoudre les points de friction identifiés tout en capitalisant sur les forces mises en évidence lors de l'audit initial. L'objectif est de créer un environnement où chaque génération trouve sa place, s’épanouit et contribue efficacement à la mission de l'ASBL.
"Valoriser les points communs"
MonASBL.be : Quelles mesures concrètes une ASBL peut-elle prendre pour encourager la collaboration intergénérationnelle ?
Véronique Noiret : Pour un plan d'action efficace, il est primordial de débuter par une action de sensibilisation visant à briser les stéréotypes générationnels. L'objectif est de reconnaître et de valoriser les points communs et les forces de chaque génération.
Un aspect fondamental est l'engagement autour des valeurs et de la mission de l'association. Il s'agit de clarifier la signification pratique de ces principes pour chaque membre, au quotidien, afin d'assurer une adhésion.
L'intégration attentive des nouveaux membres est également cruciale. Il faut créer un environnement ouvert où les difficultés sont abordées sans tabou, et où chacun se sent libre d'exprimer ses besoins d'assistance.
Il y a une très forte demande au sein des associations d’avoir de l’aide pour favoriser la visibilité de l’organisation notamment sur les réseaux sociaux. À cet égard, la contribution des plus jeunes est précieuse.
MonASBL.be : Sur quels éléments peuvent porter les points de convergence entre les générations ?
Véronique Noiret : Les points de rencontre peuvent être très variables d’une association à l’autre. Mais généralement le point de convergence que j’ai pu observer porte sur la mission de l’association.
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Les jeunes générations ont besoin de sens dans leur travail. Mais cette quête n'est pas l'apanage des nouvelles générations : elle est également présente chez les baby-boomers et, les autres générations. Les membres de la génération X, élevés dans un esprit de travail acharné, de loyauté et de dévouement, ont souvent mis leur vie personnelle en retrait au profit de leur engagement professionnel. Arrivés à un certain point de leur carrière, ils aspirent, tout comme les jeunes, à redonner du sens à leur action.
C'est dans cette recherche commune de valeurs et d'impact significatif que les différentes générations trouvent un terrain d'entente solide.
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Recourir au brainstorming, à l'intelligence collective, ou encore au forward looking feedback
MonASBL.be : Pourrait-on imaginer des ateliers comme le brainstorming autour du « sens » pour faire émerger des solutions concrètes ?
Véronique Noiret : Tout à fait, les ateliers de brainstorming ou d’intelligence collective centrés sur le « sens » peuvent être extrêmement fructueux. Cependant, je préconise de commencer par une courte formation sur l'écoute active et les techniques de questionnement. Ces compétences sont cruciales pour engager un dialogue constructif, ouvert et exempt de préjugés, des éléments essentiels à la réussite d'une session de brainstorming.
Dans mes ateliers, j'intègre ces techniques à travers des exercices pratiques, comme des sessions en trio où chaque participant partage son expérience professionnelle, pendant que les autres pratiquent l'écoute active, suivies d'un débriefing centré sur les impressions au-delà des mots prononcés. En général, on apprend beaucoup plus sur ce qui n’a pas été dit par la personne que par ce qui a été dit.
Concernant le brainstorming lui-même, il est bénéfique de partir des valeurs fondamentales de l'association comme « l'esprit de famille », par exemple, et d'explorer ensemble leur signification concrète. Les questions telles que « Comment ces valeurs se manifestent-elles au quotidien ? » ou « Quelles expériences au sein de l'association ont renforcé ou affaibli cet esprit de famille ? » peuvent dévoiler des perspectives précieuses.
Au-delà du brainstorming, le « forward looking feedback » est une technique complémentaire enrichissante. Elle consiste à aller au-delà de la simple évaluation des actions passées pour se projeter dans l'avenir et envisager des solutions concrètes et constructives.
Par exemple, face à un jeune membre revendiquant son droit à la déconnexion après 17h, il s'agit d'ouvrir un dialogue pour comprendre ses motivations et trouver ensemble des compromis respectant les besoins de chacun. Dans notre exemple de déconnexion après 17h on pourrait envisager « Avant de t’appeler après 17h, j’évalue si cela peut attendre demain et, si il y a le feu au lac, donc oui c’est très urgent, alors je t’envoie un sms ». Cette approche favorise un dialogue constructif entre deux personnes.
"Ne pas négliger l'impact des différences générationnelles"
MonASBL.be : Pouvez-vous donner des exemples concrets d'initiatives ou de programmes ayant favorisé la collaboration intergénérationnelle ?
Véronique Noiret : J'ai récemment animé un atelier intitulé « La collaboration intergénérationnelle : comment l'aborder ? » avec dix participants issus du monde de l’entreprise ainsi qu’un étudiant et une personne en recherche d'emploi. Nous avions la parité générationnelle ainsi que la parité homme/femme.
L'objectif était de sensibiliser les participants à leurs propres stéréotypes et biais inconscients liés à l'âge. En introduction, un test rapide en ligne, développé par Harvard, aidait à révéler les préférences inconscientes des participants envers les groupes d'âge.
Un exercice ludique autour de la symbolique des portes de maison servait ensuite d'ice-breaker pour instaurer une ambiance conviviale. L’atelier se poursuivait avec des apports théoriques sur les stéréotypes et les biais inconscients liés à l’âge.
Ensuite, les participants prenaient part à une activité durant laquelle ils sélectionnaient des cartes reflétant leurs valeurs et leur rapport à la technologie. Un grand poster illustrant les différentes générations permettait à chacun de se situer, révélant souvent des surprises quant à leurs choix par rapport à leur génération réelle.
Cet atelier avait pour but de briser les cloisons entre les générations, d'encourager les échanges et de susciter un débat enrichissant parmi les participants.
MonASBL.be : Quel message vous voudriez adresser aux associations ?
Véronique Noiret : J’aimerais leur dire de ne pas négliger l'impact des différences générationnelles ni le risque de voir le fossé se creuser insidieusement jour après jour. Le grand avantage de la diversité générationnelle pour l’ASBL réside dans sa capacité à assurer la pérennité de l'association.
Le monde évolue, les méthodes qui étaient efficaces pour atteindre les objectifs d'une mission il y a plusieurs décennies peuvent ne plus l'être aujourd'hui. Intégrer des membres de toutes générations enrichit l'association, stimule l'innovation, et insuffle une dynamique de renouvellement et de créativité.
Rester actuel ne signifie pas qu’il faille s'entourer uniquement de la jeune génération. Cela signifie qu’il faut se montrer ouvert à de nouvelles perspectives et méthodologies. Dans une association où chacun, convaincu par la mission et les valeurs, trouve sa place, l'engagement et la satisfaction sont enrichis. Je suis fermement convaincue que chaque individu a un rôle à jouer, et lorsque l'on se sent valorisé et à sa place, l'envie de contribuer sur le long terme se renforce naturellement.
"L'engagement profond pour la mission de l’ASBL peut parfois mener à négliger sa propre santé"
MonASBL.be : Quelle recommandation feriez-vous à une ASBL qui aborde pour la première fois la question de la diversité générationnelle ?
Véronique Noiret : Mon premier conseil serait de procéder à une analyse détaillée et quantifiée de la composition démographique de l'association. Il est essentiel de comprendre la répartition par âge et d'identifier les différentes générations présentes. En parallèle, il est tout aussi important d'engager le dialogue avec les membres de l'association. Leur demander leur perception des dynamiques internes: Quelles différences remarquent-ils au sein de l'équipe ? Ces différences sont-elles perçues comme étant liées à l'âge ou à d'autres facteurs ? Cette double approche permettra de poser les bases d'une stratégie inclusive et adaptée à la gestion de la diversité générationnelle.
MonASBL.be : Quelles sont les tendances émergentes dans la gestion des ressources humaines que les ASBL devraient anticiper ?
Véronique Noiret : L'intégration de l'Intelligence Artificielle (IA) dans les associations mérite réflexion. Bien que l'IA puisse sembler éloignée des valeurs centrées sur l'humain, caractéristiques des ASBL, il est important de ne pas la rejeter d'emblée. Explorer son potentiel pourrait révéler des avantages insoupçonnés pour optimiser certaines opérations ou améliorer la prestation de services. L'important est d'aborder l'IA avec ouverture, en évaluant comment elle peut s'aligner avec les missions centrées sur l'humain.
Un autre aspect essentiel concerne le bien-être au sein des associations. L'engagement profond pour la mission de l’ASBL peut parfois mener à négliger sa propre santé et son bien-être. Il est vital de maintenir un équilibre et de veiller à ne pas se perdre dans son dévouement.
Portrait : Véronique Noiret, de biologiste à experte en RH
Biologiste de formation, Véronique Noiret a évolué au sein de GSK pendant 24 ans, où elle a exploré divers domaines allant de la recherche clinique à la qualité, avant de s'orienter vers les ressources humaines. Sa prise de conscience des discriminations et stéréotypes liés à l'âge l'a amenée à se concentrer sur l'employabilité des seniors. « C’est ce qui a marqué le début de mon travail dans ce domaine », précise l’experte en RH. « Ma tâche était d'identifier les valeurs qui motivent les personnes de plus de 50 ans à rester actives professionnellement. Un des axes utilisés portait sur le bénévolat », poursuit la Namuroise.
C’est ainsi que Véronique Noiret contacte l’ASBL ToolBox, en 2018, et qu’elle s’investit dans divers projets bénévoles. Elle n’en est alors pas à son coup d’essai : engagée comme volontaire au sein d’une maison médicale, elle se voit proposer un poste d’administratrice externe au sein de l’organe d’administration. Ses précieuses compétences sont très vite reconnues et valorisées. « En parallèle, j’ai développé mon activité d’indépendante sur la collaboration intergénérationnelle. Je travaille sur l’employabilité durable », reprend Véronique Noiret.
En 2020, elle crée Axolot consulting, une société qui offre des services d’accompagnement aux associations, aux entreprises et à des institutions publiques sur la collaboration entre générations. « Nos ateliers sont adaptés à la demande. Nous nous occupons des gestions des carrières. Nous réalisons des accompagnements individuels, des coachings et des assessment par rapport aux attitudes de carrière ».
L’entreprise est active partout en Belgique et en France. « Je fais partie de la Fédération Séniors +, en France : nous réalisons des missions de sensibilisation à la discrimination insidieuse des séniors dans le monde du travail ».
Véritablement passionnée par le « H » de RH, Véronique Noiret place l’humain au centre de son engagement : « Je suis convaincue que rien ne peut fonctionner si on ne fait pas attention aussi à l’humain ».
Lina Fiandaca